15
Sœur de
sang

J’apparus sur le pas de la caverne de Solianne alors que le soleil pointait à peine à l’horizon. J’avais eu un sommeil troublé, me réveillant sans cesse pour repérer Alix, craignant qu’il ne disparaisse de nouveau. J’avais finalement décidé de m’éclipser en laissant une note sur la table, espérant que Lucille ou Delphie sache lire. Sinon, elles devraient attendre mon retour.

J’entendis un grognement étrange provenant de l’intérieur. Afin de ne pas prendre de risques inutiles, j’appelai Alix par télépathie. Rassurée en constatant magiquement que mon Cyldias dormait – il n’était donc pas en danger j’attendis. Les grognements gagnèrent en intensité, puis se turent brusquement. Quelques minutes plus tard, je rencontrais Solianne et retrouvais mon Cyldias, à qui je tendis son anneau de Salomon.

Alix avait écarquillé les yeux en se rendant compte que le précieux bijou n’était plus à son doigt.

— Où l’as-tu trouvé ?

— Sur la pierre où je me suis réveillée hier matin…

— Mais comment se fait-il que…

— Que tu puisses comprendre le langage des Édnés sans ton anneau ? avait terminé Solianne à sa place. Mais parce que les Sages d’Exception ont tous le don de xénoglossie, Alix. Ce bijou t’est désormais inutile. Conserve-le cependant. Qui sait à qui tu pourrais l’offrir ?

Alix avait glissé l’anneau dans la chaîne à son cou, où pendaient déjà la pièce de monnaie à l’effigie de Darius, la représentation d’un mistral et une petite clé.

— Qui est Delphie exactement ? demanda Alix à Solianne une fois nos aventures respectives racontées.

— Ta sœur de sang, répliqua l’Édnée, évasive, le regard fuyant.

Pas besoin d’être devin pour comprendre que le sujet était épineux. Elle n’avait cessé de contempler ses griffes tout au long de mon récit et s’était bien gardée de remplir les blancs que j’avais volontairement laissés.

— C’est toi qui as mentionné l’existence de cette sœur de sang lors de tes incursions dans mes rêves. Si tu ne voulais pas que je te questionne une fois ici, il ne fallait pas en parler ! lui reprocha Alix, légèrement agacé.

— Il est plus facile de dire certaines choses par le biais des rêves qu’en personne, murmura Solianne.

— Peut-être, mais tu n’as plus le choix, Solianne. Je dois savoir ce qui se passe, reprit Alix d’une voix douce, mais ferme.

L’Édnée hocha la tête avant de prendre une profonde inspiration.

— Sœur ou frère de sang est l’expression utilisée sur Bronan pour désigner des enfants qui partagent le sang d’un seul des deux parents, ce qui veut dire…

— … que Delphie est ta fille, mais pas celle de Roderick, termina Alix.

— Moi, je dirais plutôt le contraire.

J’étais convaincue que cette Édnée n’aurait jamais abandonné une seconde fois un enfant de sa chair, pas après l’histoire de ses jumeaux.

— C’est Naïla qui a raison, Alix. Delphie est la fille de Roderick. Elle est née à l’époque où tu as commencé à faire usage de la magie dont tu étais porteur et que ton père adoptif réprimait de son mieux, parce que tu n’étais pas son préféré et qu’il était incapable de te contrôler.

— Comment as-tu appris l’existence de Delphie ?

— Bien que je fusse déjà retirée depuis longtemps de la vie publique à l’époque, il arrivait encore fréquemment que l’on m’envoie quérir pour mes talents de guérisseuse. Peu d’Édnés, mâles ou femelles, avaient un don aussi développé que le mien pour soigner les blessures internes. J’ai connu très brièvement la mère de Delphie. Elle est morte quelques heures à peine après sa délivrance.

Solianne ferma les yeux, envahie par les souvenirs, et des larmes roulèrent bientôt sur ses joues.

— C’était une humaine d’un village voisin venue chez les Édnés parce que les sages-femmes prévoyaient un accouchement long et difficile ; ce qui fut le cas. J’ai serré cette jeune femme dans mes bras longuement, la laissant me raconter sa triste histoire pour finalement m’apercevoir que le père de l’enfant ne pouvait être que Roderick. Elle n’avait que dix-sept ans quand elle a rendu son dernier souffle, tuée par l’égocentrisme d’un être que j’avais jadis aimé et qui continuait de semer la mort et la désolation dans son sillage…

— Pourquoi ne pas avoir gardé le poupon ? m’étonnai-je.

— C’était mon souhait le plus cher. Hélas, ma requête fut rejetée sous prétexte que je ne pourrais jamais lui offrir un véritable foyer, une vie normale et que sais-je encore… De fait, toutes les raisons semblaient bonnes pour refuser et je me suis inclinée, de guerre lasse. J’ai exigé de savoir où elle serait placée, espérant ainsi pouvoir veiller sur elle. Peine perdue. Je n’ai retrouvé sa trace que cinq ans plus tard, quand la mère adoptive a commencé à faire le tour des guérisseurs pour trouver le pourquoi des crises que la petite faisait à répétition. Il ne m’a fallu qu’une observation pour comprendre que personne ne pourrait jamais la guérir. Malgré son jeune âge, elle m’a fait une description du garçon qui hantait ses rêves avec tellement de réalisme que je ne pouvais ignorer que c’était toi, Alix.

À ce moment, Solianne cessa de regarder au loin pour poser les yeux sur son fils.

— Comme je te l’ai expliqué plus tôt, je suivais déjà ta vie par le truchement du sang de Gontran et je savais exactement à quoi tu ressemblais. De plus, quand la fillette a parlé d’un dessin dans le dos, je ne pouvais souhaiter meilleure confirmation. Tu as commencé bien jeune à créer des cellules temporelles, Alix. Tu sembles d’ailleurs avoir un don avec le temps…

Mon Cyldias haussa les épaules, l’air de dire qu’il n’avait pas choisi cette particularité.

— J’avais une douzaine d’années quand je me suis rendu compte que je pouvais disparaître pendant des heures et reparaître exactement au moment où je m’étais volatilisé. J’appelais ça arrêter le temps… C’est de cette façon que j’ai appris sans réel professeur, puisque je ne pouvais jamais être tranquille au château, constamment pourchassé par Alejandre et sa bande de crétins.

— Tu n’utilisais certainement pas les cellules dans cet unique but. Sinon, Delphie n’en aurait pas subi les conséquences…

— Parfois, je m’y réfugiais juste pour fuir ma vie, ma mère absente, mon frère de plus en plus cruel, mon père de moins en moins présent. Je n’avais rien ni personne vers qui me tourner, si ce n’est la magie et encore. Il m’arrivait de faire de telles bêtises lors de mes premières expérimentations que j’hésitais ensuite pendant des semaines avant de recommencer, craignant de ne pas pouvoir contrôler ce que je faisais d’instinct. Ce sont ces heures passées dans le vide total, immobile, à réfléchir à ce que pouvait me réserver l’avenir, mais surtout d’où je pouvais bien venir, qui ont tellement nui à Delphie. Même si je l’avais su plus tôt, je ne crois pas que je me serais abstenu. Après tout, c’était ma seule et unique porte de sortie…

Solianne et Naïla accueillirent ces confidences dans un silence respectueux de la souffrance sous-jacente.

— Existe-t-il un moyen de briser cet enchaînement pour Delphie ? Ou n’y a-t-il que mon abstinence pour lui simplifier la vie ?

— Il n’y a que ton abstinence, Alix. Et tu peux te compter chanceux que personne à part moi n’ait compris ce qui se passait. Les anciennes lois sont très claires à ce sujet et peuvent entraîner une lourde condamnation pour ce genre de comportement qui brime la liberté d’autrui.

— Est-ce qu’il y a d’autres particularités dont je devrais être au courant concernant ma sœur de sang ? demanda encore Alix, suspicieux. Et pourquoi ne perd-elle pas en espérance de vie les portions que j’utilise de façon délinquante ? Pourquoi en fait-elle plutôt des cauchemars et des crises ?

— Je n’ai toujours pas trouvé de réponses à ces questions. Mais je ne désespère pas de comprendre un jour. Pour le reste, je ne crois pas que les frères et les sœurs de sang présentent de caractéristiques particulières. Mais sait-on jamais, conclut Solianne dans un haussement d’épaules. S’il y a une chose que j’ai apprise avec toi, c’est que rien n’est jamais simple…

Je ne pouvais qu’approuver.

Nous nous étions installés sur le palier rocheux en face de l’entrée de la grotte pour discuter. Un coup d’œil au soleil nous informa que la journée était déjà fort avancée et qu’il serait difficile de rendre visite à Delphie avant la nuit. Nous décidâmes donc de rester jusqu’au matin, pour ensuite aller rencontrer l’adolescente avant de revenir vers la Terre des Anciens. J’irais remettre à Wandéline, les griffes d’Ednées que Solianne m’avait confiées puis nous partirions probablement pour Dual, les peaux de serpent étant l’ingrédient suivant sur la liste.

Après avoir mangé, Alix posa la question qui lui brûlait les lèvres.

— Est-ce qu’il est possible de repérer mon père sans qu’il le sache, comme les Filles de Lune entre elles ?

— Depuis ta transformation, il lui est impossible de te retrouver nulle part. Toutefois, tu ne peux pas davantage le faire. À moins que…

Songeuse, Solianne se dirigea vers ses étagères couvertes de livres et en revint avec un tout petit carnet en peau de dragon qu’elle tendit à Alix avec une fiole de liquide pourpre.

— Il ne renferme qu’une seule formule, dont je n’ai plus besoin depuis belle lurette puisque je la connais par cœur. Elle permet de retrouver quiconque nous est parent par le sang, peu importe le monde dans lequel l’être se trouve. Elle est d’une extrême complexité et demande des ingrédients encore plus rares que ceux de la potion de Vidas. Du sang de dragon entre autres…

L’Édnée désigna du menton le contenant qu’elle avait remis à son fils.

— Si tu l’utilises intelligemment, tu en as suffisamment pour trois fois. Je ne peux malheureusement pas t’en donner davantage puisque c’est l’une des deux dernières fioles qu’il me reste et que je ne peux prélever du sang à volonté sur Gontran. Il se fait vieux et son sang se régénère de plus en plus difficilement. Je dois attendre plusieurs semaines maintenant entre les saignées. Je suis désolée…

Tout en parlant, elle avait tourné la tête vers l’immense créature qui dormait paisiblement, roulée en boule non loin de nous. La tristesse de savoir son compagnon au crépuscule de sa vie se lisait sur chacun des traits de l’Édnée.

Alix changea de sujet, avant que la situation ne devienne trop émotive.

— Nous devons prévenir les dirigeants de chacun des mondes de la nouvelle menace que représente Saül pour l’univers de Darius, mais je nous vois mal rendre visite à ma très chère tante pour lui expliquer ce qu’il en est…

— Moi, je le peux…

— Ma sœur ne croira personne, me détrompa Solianne, pas même une Fille de Lune. Elle ne jure que par l’oracle des Édnés, même si ce vieux fou n’a rien dit d’intelligent depuis quelque vingt-cinq ans. Depuis l’histoire d’Ulphydius, les Ednés n’ont plus aucune confiance en un humain, quel qu’il soit, même s’il possède quelques pouvoirs. Laissez-moi cette mission. Je trouverai le moyen de m’en acquitter pour le bien de mon peuple.

— Si tu le souhaites, répondit Alix. Et pour les peuplades humaines ?

— Je m’en chargerai également. Cela me permettra de me rendre utile et vous libérera d’une tâche qui vous accaparerait alors que vous avez fort à faire ailleurs ; il vous faut repartir bientôt. Ce n’est qu’une question de temps avant que la patrouille qu’Anaphelle a dû envoyer à vos trousses ne se pointe le bout du nez. Même si ma sœur ignore que je suis la mère des jumeaux qu’elle traque, elle sait par contre que je suis la seule capable d’être l’instigatrice de ton évasion, Alix. Les Édnés pouvant user de magie dans l’enceinte du château se comptent sur les doigts d’une main. Heureusement, j’habite à trois jours de vol de la cité mère et aucun des soldats du royaume n’est capable de se déplacer magiquement, d’où notre léger avantage sur eux. Ma sœur, pour sa part, ne prendra pas le risque de venir m’affronter.

— Comment a-t-elle su pour les jumeaux si personne, à l’époque, n’a été mis au courant ? m’enquis-je, perplexe.

— Je l’ignore, avoua Solianne. La révélation de l’existence des jumeaux mystiques date du temps où la reine Mauritane est morte. J’ai toujours soupçonné ma sœur d’être la cause de ce départ prématuré ; je suis convaincue qu’elle a empoisonné notre mère pour s’approprier le trône avant son heure. Peut-être ma mère a-t-elle révélé, sur son lit de mort, avoir confié les nourrissons à une Fille de Lune. Je ne le sais pas. Mais il semble que l’identité des parents soit demeurée secrète.

— Si, et je dis bien si, je suis l’enfant mystique de la légende, pourquoi Anaphelle ne veut-elle pas que je revienne ? Les Édnés ne sont-ils pas censés attendre cette venue pour retrouver leur place dans l’univers de Darius et sortir enfin de l’ombre dans laquelle ils se confinent depuis des années ?

— S’il est dit que cet enfant mystique marqué de l’emblème du peuple des Édnés doit rétablir l’équilibre dans l’univers des Anciens, il est aussi mentionné que cet élu deviendra ensuite le roi des Édnés. Je n’ai pas besoin d’en dire davantage pour que tu comprennes que ma sœur n’a aucune envie de se voir poussée de son trône par un nouveau héros…

— Mais elle aurait dû reconnaître les yeux étoilés d’Alix, m’entêtai-je en revenant à la question des parents des jumeaux mystiques. D’après ce que j’ai compris, seuls les Édnés de sang royal ont ces yeux si particuliers.

— Non. Les Malléas sont aussi porteurs de cette caractéristique, ce qui fait que Delphie a les mêmes yeux que son frère de sang. Par cont…

— Delphie n’a pas les yeux étoilés ! m’écriai-je. Ses pupilles sont bleues.

— Tu les voyais bleues parce que tu ignorais ses origines, expliqua Solianne. Maintenant que tu sais que Delphie est parente avec Alix, ce sera différent, tu verras.

— Comme pour les tiens, jugea bon de préciser mon Cyldias.

— Pas tout à fait, nuança Solianne. Si les Filles de Lune ne peuvent se cacher cette information entre elles, les êtres porteurs d’iris comme les nôtres en sont capables. Personne ne peut plus voir tes yeux étoilés, Alix, à moins que tu ne le veuilles ou que quelqu’un le sache déjà, et ce, depuis ta transformation. Ce qui a empêché Anaphelle de faire un lien quelconque entre toi et moi. Pour Delphie, je me suis chargée de la protéger dès notre première rencontre.

 

* *

*

 

Le lendemain, Alix et moi nous apprêtions à quitter la montagne pour nous rendre chez Delphie quand je le vis grimacer de douleur.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Il me répondit un stupide « rien » qui me fit froncer les sourcils. Devais-je le sonder pour en avoir le cœur net même si je savais qu’il n’apprécierait pas ? Solianne, qui n’avait pas tant de scrupules, s’exécuta sans lui demander son avis.

— Qu’est-il arrivé à ton dos, Alix ? s’énerva-t-elle quelques secondes plus tard.

— Un cadeau de bienvenue de ta sœur. Elle était tellement contente de me retrouver après toutes ces années !

Le ton se voulait nonchalant, mais Solianne n’avait pas le cœur à rire. D’un geste, elle releva la chemise de mon Cyldias avant de détourner le regard. Pour ma part, je fixais avec une rage mal contenue la marque informe qui avait remplacé ce que je considérais autrefois comme un tatouage primitif.

— Je vais la tuer !

La phrase m’avait échappé, mais je n’en pensais pas moins. Le nom d’Anaphelle venait de s’ajouter à la longue liste des individus que j’avais envie de trucider.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit en arrivant, Alix ? J’aurais pu appliquer un baume sur la plaie pour apaiser la douleur.

— Ça n’aurait servi à rien puisque la blessure est magique. Même mes Ames peinent à contrôler la sensation de brûlure. Ça passera avec le temps…

Solianne maîtrisait difficilement son émotion. Elle inspira profondément avant d’avouer son impuissance à réparer les dégâts.

— Tu ne pourras plus prouver que…

— Ça ne fait rien, l’interrompit Alix. Moi, je le sais et ça me suffit…

 

* *

*

 

Nous gagnâmes finalement la maison de Lucille en début de matinée. Mon Cyldias parla longuement avec la mère et la fille, mais je n’assistai pas à leur entretien. J’avais l’impression que ce n’était pas ma place et qu’il valait mieux que je m’éclipse discrètement. Je sus seulement que l’anneau de Salomon, devenu inutile à Alix, fut glissé au doigt de sa sœur de sang, en guise de compensation pour les longues années de douleurs et de cauchemars.

En milieu d’après-midi, nous quittâmes la chaumière. Nous nous arrêtâmes en bordure d’une forêt pour discuter de la suite des événements.

— Je pense qu’il est préférable de revenir par un passage différent, Naïla. Maintenant que je peux me déplacer sans problème, on ne risque pas de revivre le cauchemar de Mésa et ce sera plus sécuritaire. D’après Solianne, le passage par lequel nous sommes arrivés n’est qu’à quelques heures de vol de la cité mère des Édnés, mais les autres sont beaucoup plus loin dans les terres et donc difficilement accessibles rapidement. À moins que les Édnés n’aient posté des gardes à chaque endroit, ce qui me surprendrait.

— Tu m’accompagneras chez Wandéline une fois de l’autre côté ?

J’avais posé la question sur un ton anodin. Je savais le sujet sensible, mais j’ignorais comment l’aborder sans qu’Alix s’irrite ou se referme.

— Oui. Je veux savoir ce qu’il adviendra de Foch et personne d’autre ne peut me répondre.

Satisfaite, je me concentrai sur la localisation d’un passage pour le voyage de retour. Je dus bientôt admettre que le choix était limité.

— Il n’y a que trois autres possibilités, dont une toujours scellée. Ce qui nous ramène à deux destinations.

— Toujours scellée ? s’étonna Alix. Tu veux dire que tu ne peux pas utiliser tous les passages à ta guise ?

— Pour user de tous sans restriction, il faudrait d’abord que je les descelle, ce qui n’est pas une mince tâche, comme me l’a expliqué Maxandre. Et je ne suis pas certaine que ce soit une très bonne idée considérant qu’ils seront ensuite ouverts à tout venant. Madox me disait déjà, lorsque nous étions en marche vers la Montagne aux Sacrifices, que Mélijna en avait rouvert un certain nombre, mais qu’elle ne parvenait pas à les localiser. C’est déjà ça de gagné contre elle.

— Tu ne peux pas en ouvrir seulement un au besoin et le refermer ensuite derrière toi ?

Je soupirai, sentant qu’il serait ardu de lui faire comprendre certains principes.

— J’ai besoin d’autant de temps pour en ouvrir un seul qu’une douzaine et, si le refermer est immensément plus simple, il faut prendre le temps de le faire. Tu sais comme moi que nous ne pouvons prévoir ce qui nous attend après chaque traversée. Je ne…

— Bon, ça va, j’ai compris le message, grogna Alix. Qu’est-ce que tu suggères alors ?

— Le passage le plus éloigné de celui par lequel nous sommes arrivés.

Nous disparûmes quelques minutes plus tard pour nous matérialiser dans un paysage désolé, voire lugubre. Bien que nous ne soyons qu’en fin d’après-midi, le soleil commençait à disparaître derrière les hautes montagnes qui cernaient l’endroit. Tout autour, une terre sèche et craquelée, des arbres morts par centaines mais toujours debout, pas une seule tache de verdure. Il n’y avait cependant pas que les troncs dépouillés de feuilles qui se comptaient par centaines, les morts aussi. Des os blanchis par les intempéries jonchaient le sol où que nous posions les yeux. Un vrai carnage !

— Nous sommes sur le site d’une ancienne bataille, murmura Alix, les yeux plissés sous les derniers rayons solaires.

Il avançait lentement, prenant garde de ne pas marcher sur les squelettes.

— Il n’y avait pas que des humains dans cet affrontement, des Édnés aussi à voir les membres griffus, des elfes également parce qu’il y a des mains à six doigts, poursuivit Alix, maintenant accroupi pour mieux distinguer les os.

Le vent soufflait doucement, faisant craquer les petites branches des buissons secs. Une curieuse impression s’empara de moi et je levai la tête. Au-dessus de nous, une demi-douzaine d’oiseaux de proie planait, survolant les lieux.

— Je me demande ce qu’ils peuvent chercher, murmurai-je, songeuse. Il y a bien longtemps que l’heure du goûter est passée dans cette vallée.

— À moins qu’ils ne s’intéressent à nous, répliqua Alix, pince-sans-rire.

Alors même que mon Cyldias exprimait l’idée que nous puissions servir de collation à ces monstres ailés, l’un d’eux descendit en piqué, immédiatement suivi des cinq autres.

— Les charognards ne s’intéressent qu’à la chair relativement fraîche ! m’exclamai-je.

D’un pas rapide, je gagnai l’endroit où les rapaces avaient vraisemblablement atterri. Je n’avais aucune idée de ce qu’ils se disputaient avec autant d’ardeur, mais je les chassai d’un puissant sortilège. Ils s’envolèrent contrariés, mais n’essayèrent pas de revenir. L’effet dissuasif semblait avoir fonctionné. Je m’approchai donc, pour reculer vivement.

— Alix ! criai-je d’une voix blanche.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta-t-il en me rejoignant au pas de course.

— Il n’y a pas que des squelettes sur ces lieux maudits, annonçai-je simplement, hypnotisée par les restes d’une femme, à quelques pas de moi.

Mon Cyldias passa un bras autour de ma taille dans un geste de réconfort avant de laisser tomber :

— C’est une Fille de Lune, Naïla…

Je levai un visage interrogateur vers lui.

— Elle a un anneau de Salomon à l’annulaire, mais ce n’est pas le signe le plus distinctif, continua Alix en ramassant un objet que je n’avais pas remarqué, incapable de détacher mes yeux de la malheureuse.

Il déposa sa trouvaille dans le creux de ma main, où elle se mit à irradier.

— Un talisman, m’écriai-je.

— Il faut le rapporter. Ce n’est pas le genre de bijou à laisser à la portée de n’importe qui.

Je le glissai à mon cou, dans la chaîne que je portais en permanence. Je ramassai également l’anneau de Salomon.

— Alix, quelqu’un connaît ce passage et a voulu s’en servir.

— Il acquiesça, avant de demander :

— Où est-il exactement ?

Je me concentrai sur mon environnement, cherchant une discordance dans l’espace et le temps. Je n’eus aucune peine à trouver.

— À mi-chemin entre cette pauvre fille et l’endroit où nous sommes apparus. Viens !

Sur place, il y avait un espace où le sol était complètement dégagé : pas d’os, de vêtements en lambeaux ou d’armes, rien que la terre fissurée par manque d’humidité. Nous restâmes songeurs, en périphérie de ce qui ressemblait à un cercle maladroit.

— Tu crois que ce pourrait être Saül ?

Alix ne répondit pas, se grattant le menton.

— Tu ne peux pas localiser les Filles de Lune non assermentées, hein ?

Je hochai de la tête, l’air désolé.

— À moins qu’elles n’appartiennent à la lignée maudite, je ne peux rien faire. Il faut qu’une Fille de Lune soit passée par la Montagne aux Sacrifices pour que je puisse la repérer magiquement. Il n’y a pas d’autre façon. Ç’a été pensé dans l’optique où une nouvelle traîtresse verrait le jour et que l’envie lui prendrait de se débarrasser de ses consœurs avant l’heure. Une fois assermentée, une Fille de Lune est censée être capable de se défendre… Je dis bien censée, précisai-je, après une pause.

Je gardais en mémoire une récente image de moi qui était loin de donner raison à cette théorie simpliste…

— Tu n’es pas supposée être la nouvelle Grande Gardienne ? releva Alix, sarcastique.

— Oui, mais…

— Et la Grande Gardienne ne détient pas des pouvoirs que les Filles de Lune ordinaires n’ont pas ? précisa-t-il, mordant.

— Oui, mais…

— Tu devrais donc pouvoir repérer n’importe quelle Fille de Lune, assermentée ou pas…

— Tu m’énerves à la fin, sifflai-je entre mes dents serrées. Ce n’est pas si simple que ça ! Tu imagines le temps qu’il me faudrait pour sonder l’ensemble du territoire de Bronan ? je ne fais pas de miracle, figure-toi ! Selon Maxandre, il faut tout un tas d’incantations et de formules étranges pour accomplir ce genre d’exploit et les résultats sont toujours décevants. Alors si tu croyais que j’allais te faire apparaître une demi-douzaine de Filles de Lune sous les yeux comme on sort un lapin d’un chapeau, tu te mets le doigt dans l’œil !

Alix me regardait maintenant étrangement, ayant probablement accroché sur « lapin » et « chapeau ». Je levai les yeux au ciel.

— Laisse-faire, je me comprends… dis-je avant de croiser les bras sur la poitrine, frustrée.

Il avait le don de mettre le doigt sur ce que j’étais incapable d’accomplir et chaque fois, j’enrageais.

— Tu veux bien essayer quand même ? Juste pour me faire plaisir, minauda-t-il d’une voix légèrement amusée.

Je ne répondis pas, étant déjà à l’œuvre. Je n’étais pas du tout convaincue de ce que je pourrais tirer de cet exercice, mais je m’y prêtai de bonne foi.

— Je ne perçois absolument rien de tangible, me rendis-je, toujours frustrée, cinq bonnes minutes plus tard. Il y a bien quelques interférences ici et là, mais rien de vraiment concluant. Je pense que nous ne devrions pas perdre notre temps avec ça…

Alix se rangea à mon opinion. Nous fîmes disparaître le cadavre ; il était hors de question que je le laisse ainsi aux charognards. Nous ne comprenions pas pourquoi le corps n’avait pas disparu simultanément à la création du talisman, mais nous ne trouvâmes pas le moindre indice à ce sujet.

— Il y a quelque chose qui cloche avec cet endroit, murmura mon Cyldias au moment où nous nous apprêtions à partir.

Il regardait autour de lui, sourcils froncés, cherchant à comprendre ce qui le dérangeait autant.

— J’ai l’impression d’être dans un espace clos. Comme s’il n’y avait ni entrée ni sortie pour aller et venir.

— Tu veux dire que l’on ne pourrait se rendre à ce passage qu’en utilisant la magie ?

Alix hocha la tête avant de se mettre en marche. Il avait vraisemblablement l’intention de faire le tour de l’endroit alors que la luminosité déclinait dangereusement.

— Nous allons être obligés de passer la nuit dans ce décor sinistre si…

— Je te protégerai des méchants, m’envoya-t-il, mi-figue, mi-raisin, avant de poursuivre sa route.

Je m’inclinai de mauvaise grâce.

 

* *

*

 

Sur un promontoire rocheux, dans un univers bien loin de Bronan, Fonzine observait l’horizon, songeuse. Du médaillon pendu à son cou s’échappait encore un mince filet de fumée, preuve que la mèche de cheveux qui y était enfermée achevait de se consumer. Le cadavre ensorcelé qu’elle avait laissé derrière elle lors de sa visite au pays des Édnés venait donc de disparaître. Elle ne doutait pas que ce fût l’œuvre de sa sœur et ragea un bref instant de ne pouvoir se rendre sur place pour lui régler son compte. L’Ybis s’obligea toutefois au calme. La vengeance est un plat qui se mange froid…

 

* *

*

 

Sur Mésa, Roderick avait eu besoin de plusieurs jours pour mettre son plan au point. Cela ne l’affectait guère, le Malléa ayant retenu, par la force des choses, qu’il fallait être patient. De plus, il avait appris, dans sa jeunesse, comment voyager d’un monde à un autre en choisissant le moment de son retour. Il ne pouvait pas reculer bien loin dans le passé, mais ce dont il était capable lui suffisait amplement.

Deux semaines supplémentaires lui furent nécessaires pour gagner l’endroit qu’il souhaitait en tant qu’hippocampe royal. Il fut donc transféré, une fois parfaitement guéri, dans les écuries du palais. La suite fut un véritable jeu d’enfant pour lui. Dix jours plus tard, il s’enfuyait avec les Ybis jumelles et traversait vers la Terre des Anciens dans l’heure qui suivait, revenant à peu près au moment où il était parti.

Sachant que ce n’était qu’une question de temps avant que Mélijna ne découvre l’arrivée des filles de Naïla, il se déplaça immédiatement vers une faille temporelle, à l’abri de tout et de tous. Du moins, l’espérait-il. Puis il entreprit d’éduquer les filles de Naïla.

 

Quête d'éternité
titlepage.xhtml
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Tremblay,Elisabeth-[Filles de lune-4]Quete d'eternite(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html